18 juillet 2023

Changements climatiques : prendre la responsabilité du CA au sérieux


En mai 2023, a été rendue une décision judiciaire qui était attendue avec impatience : ClientEarth v. Shell Plc & Ors (Re Prima Facie Case). Elle est d’une telle importance que sa résonance dépasse largement les frontières britanniques. La question posée aux juges était des plus simples : un conseil d’administration (CA) peut-il être responsable en matière de changements climatiques ? La plainte de l’ONG ClientEarth était la première tentative pour mettre en jeu la responsabilité des membres de CA (ceux de l’entreprise pétrolière Shell) pour ne pas avoir préparé adéquatement leur entreprise aux changements climatiques et à la transition énergétique. En d’autres mots et pour la première fois en Europe, la justice anglaise devait se prononcer sur le contenu des devoirs des CA en matière de changements climatiques.

Les faits

ClientEarth est une ONG qui œuvre pour la défense de l’environnement et qui est devenue, dans le cadre d’une stratégie d’engagement actionnarial, actionnaire de Shell. Cette détention d’actions lui a donné la possibilité d’exercer un recours en responsabilité civile contre les administrateurs, tout en essayant de bâtir une alliance avec d’autres actionnaires en démontrant le lien entre changements climatiques et risque pour la valeur actionnariale. En plus du non-respect allégué de la décision néerlandaise Milieudefensie, ClientEarth estimait que la stratégie déployée par la société Shell lui causait un préjudice en sa qualité d’actionnaire. L’ONG se fondait sur la communication de l’entreprise relativement à sa stratégie climat qui avait été publiée et mise à jour depuis 2021. L’ONG a estimé que Shell était confrontée à des risques importants liés au climat découlant des conséquences physiques de la crise climatique, des effets de la transition énergétique, et de la probabilité accrue de litiges liés au respect de la réglementation et à l’inaction en matière de climat. L’ONG a en conséquence reproché au CA de ne pas avoir adopté un plan d’adaptation aux changements climatiques cohérent avec l’objectif de l’Accord de Paris qui est de limiter l’augmentation de la température moyenne de la planète à 1,5 °C par rapport aux niveaux préindustriels. Pour l’ONG, le CA de Shell n’aurait pas préparé son entreprise à la transition vers une économie à faible émission de carbone. Or, cette position menacerait non seulement les objectifs climatiques mondiaux, mais aussi la viabilité commerciale à long terme de Shell et, incidemment, la valeur des actions. Pour contraindre les administrateurs de Shell à renforcer les plans de transition climatique, ClientEarth a donc engagé une action judiciaire sur le fondement d’une faute de gestion.

Dans cette affaire, l’ONG n’agissait pas en son nom propre, mais exerçait un recours oblique (« derivative claim ») en tant qu’actionnaire. Dans le choix de sa stratégie précontentieuse, l’ONG a annoncé avoir averti la société Shell dès 2022 d’une possible procédure contre le CA et lui avoir donné la possibilité de répondre. Puis, le 9 février 2023, elle a annoncé publiquement avoir introduit une procédure à l’encontre du CA. Cette procédure a été soutenue par des investisseurs institutionnels détenant collectivement plus de 12 millions d’actions. Mais, la poursuite de la procédure n’a finalement pas été autorisée par la High Court d’Angleterre et du Pays de Galles dans une décision du 12 mai 2023, les juges n’ayant pas considéré que le standard du prima face case était respecté. Condition préalable à tout recours oblique du droit anglais, la preuve d’un prima facie case est exigée et représente un filtre préalable destiné à prévenir les abus et éviter les demandes sans fondement, futiles ou vexatoires. À ce titre, ClientEarth devait apporter la preuve du bien-fondé de son action judiciaire et convaincre les juges de l’évidence d’une faute.

ClientEarth a souligné que les administrateurs de Shell auraient violé leur devoir de promouvoir le succès de la société au profit de l’ensemble de ses membres, devoir expressément prévu dans le Companies Act. De plus, ils n’auraient pas agi avec un soin, une compétence et une diligence raisonnables en omettant d’adopter et de mettre en œuvre une stratégie conforme à l’Accord de Paris. S’ajoutaient à cette violation des devoirs généraux du CA, une violation d’obligations plus « spécifiques » : exercer un jugement climatique en fonction d’avis scientifiques faisant l’objet d’un consensus; accorder une place appropriée au risque climatique; adopter des stratégies raisonnables permettant à la société d’atténuer le risque climatique et s’assurer qu’elles sont contrôlées par le CA; et vérifier que la société adopte bien toutes les mesures pertinentes pour respecter les obligations légales en matière climatique.

La solution

La High Court a refusé la demande d’autorisation. Deux arguments sont utilisés par les juges pour écarter le prima facie case.

D’une part, les devoirs spécifiques avancés par l’ONG pesant sur les administrateurs de Shell en matière climatique sont écartés. Si la question des changements climatiques doit être prise en considération par les membres du CA dans le cadre de leur prise de décision, l’ONG n’a pas réussi à démontrer de quelle manière ces devoirs primeraient sur le devoir général des administrateurs énoncé à l’article 172 de la loi anglaise sur les sociétés .

D’autre part, les arguments sur la violation des devoirs généraux sont également rejetés. Tout d’abord, il n’est pas démontré en quoi il existe une méthode communément admise pour atteindre l’objectif de réduction de gaz à effet de serre. À défaut de preuve d’une méthodologie commune, les administrateurs de Shell pouvaient conséquemment choisir la méthode leur semblant la plus adaptée et ne pouvaient se voir reprocher leur choix qu’en cas de mauvaise foi. Ensuite, l’ONG ne parvient pas à démontrer comment les membres du CA auraient commis une faute en ne considérant pas suffisamment le risque climatique dans la mise en place du plan de gestion des risques. Les juges soulignent que les administrateurs d’une société telle que Shell, en raison de sa taille et de sa complexité, doivent prendre en compte de nombreuses considérations concurrentes. Il leur revient de les hiérarchiser dans le cadre d’une décision commerciale, pour laquelle les tribunaux ne peuvent que très difficilement apprécier l’opportunité, sauf à s’immiscer dans la gestion sociale. Se retrouve ici l’obstacle qu’est la règle de l’appréciation commerciale (« business judgement rule ») aux termes de laquelle le juge ne peut ni ne doit apprécier l’opportunité des décisions de gestion. Enfin, et peut-être surtout, la preuve principale apportée par ClientEarth repose sur le rapport d’un témoin, qui s’avère être un membre de l’association ne disposant d’aucune expertise particulière en « science climatique [et] macroéconomie » et dont le témoignage n’a pas valeur « de dire d’expert ». Le soutien massif d’une majorité d’actionnaires aux plans climatiques de Shell proposés par le CA est aussi pris en compte par les juges pour écarter le prima facie case et la prétention de l’ONG.

CA, attention à vous !

Le rejet de la demande de l’ONG ne signifie pas que cet arrêt n’est pas important pour les CA… bien au contraire !

Le contexte dans lequel évoluent actuellement les CA donne à cette décision une grande portée. De plus en plus de sociétés, quels que soient leurs secteurs d’activité (les banques y compris), se voient assigner devant les tribunaux. Si les sociétés pétrolières et gazières restent la cible privilégiée de ces procès climatiques (du fait de leurs émissions de gaz à effet de serre), de nombreuses ONG n’hésitent plus à exercer une pression sur les entreprises qui se matérialise dans des procès climatiques. Toutes les entreprises sont donc potentiellement concernées par la position des juges anglais.

La décision ClientEarth v. Shell Plc & Ors (Re Prima Facie Case) est fondamentale dans un contentieux climatique qui prend de l’ampleur. L’ONG n’a pas réussi à démontrer que cette affaire répondait au standard du prima face case uniquement pour des raisons de problématiques probatoires. La High Court a en effet écarté les prétentions parce qu’elles n’étaient pas suffisamment étayées, et non pas parce qu’elles n’étaient pas fondées en droit. Le principe même d’une responsabilité des administrateurs en raison des risques importants et prévisibles liés au changement climatique qui ont ou pourraient avoir un impact important sur l’activité sociale n’est pas écarté, même si une telle responsabilité n’a pas été—dans ce cas particulier—retenue.

Les CA doivent être conscients qu’ils peuvent être visés par des actions judiciaires climatiques remettant en cause leur gestion des affaires sociales, d’autant plus qu’il est reconnu que les changements climatiques constituent un risque pour la société, qu’il s’agisse de risques physiques ou de risques de transition. Si aucune obligation des CA de porter une plus grande attention aux changements climatiques n’existe pour l’heure, des évolutions futures sont envisageables. Les changements climatiques sont déjà un enjeu incontournable pour les CA. Une évolution du contenu des devoirs de leurs membres (loyauté et prudence et diligence) se dessine lentement. En Australie par exemple, un administrateur qui n’aurait pas pris le soin de s’informer suffisamment au sujet des risques climatiques ou encore, qui les aurait ignorés, violerait son devoir de prudence et de diligence. Appuyé par l’Initiative canadienne de droit climatique, un courant doctrinal de common law est favorable à ce que le devoir de loyauté impose aux administrateurs d’identifier et de traiter les risques climatiques, ce que confirme le rapport canadien Dey et Kaplan publié en 2021. Aussi, il ne saurait trop être suggéré aux administrateurs d’adopter une norme de conduite adaptée aux changements climatiques dont certains experts dressent les grandes lignes comme suit :

Face au défi existentiel que constituent les changements climatiques, le message est clair : entreprises et CA ne peuvent pas demeurer inactifs. Concernant les CA, il est aujourd’hui incontestable que « [t]he board and individual directors have an important role to play in setting the tone in the corporation ». Les changements climatiques doivent dès à présent être au centre de l’ensemble des délibérations du CA des entreprises canadiennes, rien de moins.

*Ce billet a bénéficié de l’expertise de Matthieu Zolomian (professeur à l’Université d’Angers) et de Loïc Geelhand De Merxem (étudiant inscrit au doctorat en droit).